Accueil » L’Etrangleur d’Edimbourg de Ian Rankin

L’Etrangleur d’Edimbourg de Ian Rankin

Publié en 1987, « L’Étrangleur d’Édimbourg » marque le début de la série John Rebus, qui a propulsé Ian Rankin au rang des auteurs majeurs du polar contemporain. Ce premier volume pose les fondations d’une œuvre qui comptera plus de vingt titres et installera durablement Édimbourg comme décor central du roman noir britannique.

Une ville à double visage

Ian Rankin construit son récit sur une opposition fondamentale entre deux Édimbourg. D’un côté, la capitale touristique de l’Écosse avec son château médiéval, ses joueurs de cornemuse et ses attractions pour visiteurs. De l’autre, une cité marquée par la violence, le trafic de drogue et la précarité sociale.

Cette dualité n’est pas un simple effet de style. Dans les années 1980, Édimbourg connaît de graves problèmes de toxicomanie et enregistre le taux de contamination au VIH le plus élevé d’Europe occidentale. Rankin refuse de détourner le regard de cette réalité. Il affirme lui-même : « J’ai pensé que quelqu’un devait écrire des romans traitant de ces choses de la vie réelle contemporaine. »

Le contraste entre la façade historique et les bas-fonds contemporains structure l’ensemble du roman. Rankin délaisse délibérément les sites emblématiques comme le Royal Botanic Garden, la cathédrale Saint-Gilles, la National Gallery ou le Scott Monument pour explorer les quartiers déshérités et les zones d’ombre de la ville.

L’intrigue : une enquête qui se dérobe

L’inspecteur John Rebus fait face à une série de meurtres qui terrorisent Édimbourg. Un tueur enlève et étrangle de jeunes femmes sans les agresser sexuellement. Cette particularité intrigue les enquêteurs et complique le profilage du criminel.

Parallèlement, Rebus reçoit des lettres anonymes cryptiques dont l’auteur lui suggère de « lire entre les lignes ». Ces messages restent énigmatiques et ajoutent une dimension psychologique à l’enquête. Le policier doit déchiffrer ces indices tout en gérant une situation personnelle délicate : son frère, hypnotiseur de cabaret, trempe dans le trafic de stupéfiants et attire l’attention d’un journaliste d’investigation.

L’enquête progresse lentement. Pour avancer, Rebus devrait exhumer des souvenirs enfouis et affronter des secrets du passé qu’il préfère oublier. Cette dimension introspective transforme le polar classique en exploration psychologique. Les meurtres continuent pendant que le protagoniste lutte contre ses propres blocages mémoriels.

John Rebus, archétype de l’antihéros policier

L’inspecteur Rebus inaugure ici une longue carrière qui s’étendra sur plus de vingt romans. Rankin forge un personnage complexe, loin du détective impeccable des polars traditionnels. Rebus est divorcé, cynique, rétif à l’autorité hiérarchique. Sa consommation excessive de bière et de whisky le place aux frontières de l’alcoolisme.

Ce portrait rappelle d’autres figures emblématiques du roman noir contemporain, notamment Harry Bosch créé par Michael Connelly. Comme Bosch, Rebus n’hésite pas à outrepasser les règles déontologiques quand il juge que l’enquête l’exige. Cette tendance à la désobéissance fait de lui un policier efficace mais incontrôlable.

Le personnage incarne une vision désenchantée du métier policier. Rankin ne cherche pas à idéaliser son héros ni à le rendre sympathique par des artifices narratifs. Rebus apparaît comme un homme abîmé par son passé militaire et ses échecs personnels, qui trouve dans le travail un exutoire à ses démons intérieurs.

Ian Rankin et l’école du polar écossais

Ian Rankin s’inscrit dans une tradition littéraire écossaise qui utilise le polar pour interroger l’identité nationale et les mutations sociales. Né en 1960 à Cardenden, dans le Fife, il connaît intimement l’Écosse qu’il décrit. Sa carrière d’écrivain débute en 1986 avec « The Flood », mais c’est bien la série Rebus qui assure sa notoriété internationale.

L’auteur développe une approche documentaire du polar. Ses descriptions d’Édimbourg s’appuient sur une connaissance précise de la géographie urbaine et des problématiques sociales locales. Cette ancrage dans le réel différencie Rankin des auteurs qui utilisent la ville comme simple décor interchangeable.

La série Rebus compte aujourd’hui plus de vingt volumes, de « L’Étrangleur d’Édimbourg » (1987) à « Exit Music » (2007), date à laquelle Rankin fait prendre sa retraite à son personnage. Cette cohérence sur la durée permet de suivre l’évolution du protagoniste et de la ville elle-même à travers plusieurs décennies.

Une construction narrative inégale

Si « L’Étrangleur d’Édimbourg » pose des bases solides, la construction du récit présente des faiblesses. Le début capte l’attention du lecteur par la mise en place du mystère et la présentation du contexte. Les différentes intrigues (les meurtres, les lettres anonymes, le trafic de drogue) s’entrecroisent de manière prometteuse.

La partie centrale ralentit cependant le rythme. L’enquête piétine et les répétitions s’accumulent. Le lecteur attend le dénouement sans que la tension narrative se maintienne. Cette faiblesse structurelle affecte l’efficacité du roman dans sa seconde moitié.

Le choix de certains noms de personnages pose également question. Sans révéler l’identité du tueur, on peut noter que Rankin utilise un nom similaire à celui d’un criminel dans un autre de ses romans, « Traqués » (publié sous le pseudonyme Jack Harvey). Cette proximité peut induire en erreur les lecteurs familiers de son œuvre et crée une confusion évitable.

Un premier roman prometteur malgré ses défauts

« L’Étrangleur d’Édimbourg » remplit sa fonction de roman fondateur. Il installe John Rebus comme personnage récurrent et établit Édimbourg comme territoire narratif central. Les thématiques sociales (drogue, violence, fractures urbaines) que Rankin développera dans les volumes suivants trouvent ici leur première formulation.

Les imperfections du récit témoignent d’un auteur encore en apprentissage. Rankin affinera sa technique narrative dans les romans ultérieurs, notamment « Le Carnet noir » (1993) ou « La Mort dans l’âme » (1999), considérés comme des sommets de la série.

L’œuvre polymorphe de Ian Rankin

Au-delà de la série Rebus, Ian Rankin a publié sous divers pseudonymes et exploré d’autres registres. Sous le nom de Jack Harvey, il signe trois thrillers d’espionnage : « Nom de code : Witch » (1993), « Double détente » (1994) et « Traqués » (1995). Ces romans adoptent un ton différent, plus orienté vers l’action internationale.

Sa bibliographie compte également des romans indépendants comme « Doors Open » (2008) ou « The Complaints » (2010), qui élargissent son territoire narratif au-delà du seul personnage de Rebus. Les recueils de nouvelles « A Good Hanging and Other Stories » (1992) et « Beggars Banquet » (2002) permettent de découvrir d’autres facettes de son écriture.

Le polar comme outil de critique sociale

« L’Étrangleur d’Édimbourg » illustre une conception du polar comme vecteur d’analyse sociale. Rankin utilise le cadre du roman policier non pas pour offrir un simple divertissement, mais pour documenter les transformations de la société écossaise contemporaine.

Cette approche place Rankin dans la lignée des auteurs qui ont renouvelé le genre en y intégrant une dimension sociologique. Le polar devient un instrument pour observer les dysfonctionnements sociaux, les inégalités territoriales et les zones d’exclusion que le discours politique préfère occulter.

Un point de départ pour une série marquante

Malgré ses défauts de construction, ce premier volume mérite l’attention des amateurs de polar britannique. Il permet de découvrir les origines d’un personnage qui deviendra emblématique du genre et de comprendre l’évolution d’un auteur qui s’imposera comme l’un des maîtres du roman noir contemporain.

Les lecteurs découvrant la série par ce premier tome peuvent ensuite explorer les volumes suivants, qui gagnent en maîtrise narrative et en profondeur psychologique. « L’Étrangleur d’Édimbourg » fonctionne comme une introduction nécessaire à un univers riche qui se déploiera sur plusieurs décennies d’écriture.

Bibliographie de Ian Rankin

Série Inspecteur John Rebus 

  • L’étrangleur d’Edimbourg, (1987)
  • Le Fond de l’enfer, (1991)
  • Rebus et le loup-garou de Londres (1992)
  • Piège pour un élu, (1992)
  • Le Carnet noir, (1993)
  • Causes mortelles, (1994)
  • Ainsi saigne-t-il, (1996)
  • L’ombre du tueur, (1997)
  • Le Jardin des pendus, (1998)
  • La Mort dans l’âme, (1999)
  • Du fond des ténèbres, (2000)
  • La Colline des chagrins, (2001)
  • Une dernière chance pour Rebus, (2002)
  • Cicatrices, (2003)
  • Fleshmarket Close, (2004)
  • L’appel des morts, (2006)
  • Exit music (2007)

Romans publiés sous le pseudonyme de Jack Harvey

Autres romans

  • The Flood (1986)
  • Watchman (1988)
  • Westwind (1990)
  • Doors open (2008)
  • A cool head (2009)
  • The complaints (2010)

Recueils de nouvelles

  • A Good Hanging and other stories (1992)
  • Herbert in motion and other stories (1997)
  • Beggars Banquet (2002), contenant des nouvelles avec Rebus.

Un court extrait du livre

On était le 28 avril. Bien entendu, il pleuvait. Foulant une herbe gorgée d’eau, John Rebus se rendait sur la tombe de son père. Ça faisait cinq ans jour pour jour qu’il était mort. Il posa sa couronne rouge et jaune, les couleurs du souvenir, sur le marbre toujours reluisant. Il resta immobile un instant. Il aurait bien dit quelque chose, mais que dire ? eue penser ? Le vieux avait plutôt été un bon père. point. De toute façon, le paternel lui aurait dit d’économiser sa salive. Il resta donc silencieux, les mains respectueusement croisées dans le dos, les corbeaux ricanant sur les murs tout autour, jusqu’à ce que ses chaussures trempées viennent lui rappeler qu’une voiture bien chauffée l’attendait devant le portail du cimetière.

Il conduisit doucement. Il n’aimait pas revenir dans le Fife, où le bon vieux temps avait été tout sauf ça, où les coquilles vides des maisons désertes étaient peuplées de fantômes, où quelques rares boutiques baissaient leur rideau chaque soir. Ces rideaux métalliques faits pour que les voyous y taguent leurs noms. Pour Rebus, c’était l’horreur absolue. Un paysage à ce point absent. Plus que jamais, ça puait l’abus, la négligence, la vie totalement gâchée. Il parcourut les douze kilomètres jusqu’à la mer, où habitait toujours son frère Michael. La pluie se calma alors qu’il arrivait sur la côte grise comme un squelette. Les roues projetaient l’eau accumulée dans des centaines de nids-de-poules. Il se demanda pourquoi dans le coin on ne réparait jamais les routes, alors qu’à Edimbourg on ne faisait qu’aggraver les choses en retapant trop souvent la chaussée. Et surtout quelle folie l’avait pris de se trimballer jusqu’ici, juste parce que c’était l’anniversaire de la mort du paternel… Il essaya de fixer ses pensées sur autre chose, et se mit à fantasmer sur sa prochaine cigarette.

A travers le crachin, Rebus aperçut une gamine qui avait à peu près le même âge que sa fille, en train de marcher dans l’herbe sur le bas-côté. Il ralentit, l’observa dans son rétroviseur en la dépassant et s’arrêta. Il lui fit signe d’approcher. Sa respiration saccadée était visible dans l’air calme et froid ; ses cheveux sombres lui tombaient sur le front comme des queues de rat. Elle le regarda avec appréhension.

– Tu vas où comme ça, Petite ?
– A Kirkcaldy.
– Tu veux que je t’y dépose ?
Elle fit non de la tête, ses boucles projetant des gouttelettes.
– Ma mère m’a dit de jamais monter dans la voiture d’un inconnu.
– Eh bien ta mère a parfaitement raison, dit Rebus en souriant. J’ai une fille qui doit avoir environ ton âge et je lui dis exactement la même chose. Mais là il pleut, et je suis policier, alors tu peux me faire confiance. Tu sais, t’as encore un bon bout de chemin.

Elle jeta un coup d’œil de part et d’autre de la route silencieuse, puis secoua de nouveau la tête.

Knots and Crosses
Retour en haut