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« Musée départemental Albert Kahn » de Luce Lebart

Paru en 2022 dans la collection Découvertes Gallimard Hors série, « Musée départemental Albert Kahn » de Luce Lebart invite à découvrir l’œuvre visuelle du banquier philanthrope Albert Kahn et le musée qui porte son nom à Boulogne-Billancourt. Ce livre richement illustré explore les Archives de la Planète, fonds iconographique unique au monde, et les jardins à scènes multiples qui en constituent l’écrin végétal.

Albert Kahn, un banquier visionnaire

Abraham Kahn naît le 3 mars 1860 à Marmoutier, en Alsace, dans une famille de marchands de bestiaux juifs. Sa mère Babette Bloch décède alors qu’il n’a que dix ans. L’année suivante, le traité de Francfort consacre l’annexion de l’Alsace et d’une partie de la Lorraine par l’Empire allemand. Comme sa famille n’opte pas pour la France, Abraham devient allemand.

À seize ans, en novembre 1876, il obtient un permis d’émigration et quitte l’Alsace pour Paris. Il change alors son prénom en Albert. Il travaille d’abord comme apprenti chez un confectionneur de vêtements rue du Faubourg-Montmartre, avant d’entrer en 1878 à la banque des frères Edmond et Charles Goudchaux comme commis.

Désireux de poursuivre ses études, il engage en 1879 un répétiteur : Henri Bergson, fraîchement entré à l’École normale supérieure. Les deux jeunes gens se lient d’une amitié qui durera toute leur vie. Cette relation intellectuelle marque profondément Kahn, qui écrit à Bergson en 1887 que la réussite en affaires « n’est pas son idéal ».

Kahn grimpe les échelons dans la banque Goudchaux, dont il devient associé en 1892. En 1898, à 38 ans, il fonde sa propre banque. Il fait fortune en investissant notamment dans les mines d’Afrique du Sud. Devenu millionnaire, il consacre sa richesse à un projet philanthropique guidé par un idéal : œuvrer à la paix universelle par la connaissance mutuelle des peuples.

Les Archives de la Planète, un projet humaniste

En novembre 1908, Albert Kahn part pour un long voyage au Japon et en Chine, via les États-Unis. Il est accompagné de son chauffeur Alfred Dutertre, qu’il forme à la photographie. Les nombreux clichés stéréoscopiques et images cinématographiques réalisés durant ce périple constituent le prologue des Archives de la Planète.

À son retour, Kahn décide de lancer un projet d’une ambition considérable : constituer une collection photographique et filmée documentant le monde entier. Il confie en 1909 la direction scientifique du projet à Jean Brunhes, géographe, qui coordonne et forme les opérateurs recrutés.

Ces photographes et cinéastes sont envoyés dans plus de cinquante pays entre 1909 et 1931. Kahn leur apprend d’abord à regarder, répétant souvent que « ne voit pas qui veut ». Ils utilisent l’autochrome, premier procédé industriel de photographie en couleurs commercialisé par les frères Lumière dès 1907, ainsi que la cinématographie.

L’objectif de Kahn est de fixer « des aspects, des pratiques et des modes de l’activité humaine dont la disparition fatale n’est plus qu’une question de temps ». Cette conscience de la fragilité des cultures face aux transformations accélérées du monde moderne anime l’ensemble du projet.

Les Archives de la Planète comprennent finalement 72 000 autochromes en couleurs (la plus importante collection au monde de ce type), 184 000 mètres de films (soit environ une centaine d’heures) et 4 000 plaques stéréoscopiques noir et blanc. Ce fonds iconographique constitue le premier ensemble documentaire mondial de cette époque, devançant même le National Geographic Museum de Washington.

Un projet philanthropique global

Les Archives de la Planète s’inscrivent dans un ensemble plus vaste d’initiatives philanthropiques. En 1898, Kahn crée les Bourses de Voyages Autour du Monde, accordées sur concours à de jeunes agrégés de l’Université de Paris pour financer des voyages de quinze mois à l’étranger. Ces bourses visent à faire prendre aux futurs enseignants « réellement contact avec la vie ». À partir de 1905, Kahn ouvre ces bourses aux femmes agrégées.

En 1906, il fonde la Société Autour du Monde, destinée à favoriser les échanges entre les anciens boursiers et l’élite internationale. Sa propriété de Boulogne-Billancourt devient un lieu de rencontres où se croisent les représentants de différentes tendances politiques, sociales et religieuses.

En 1914, il initie la création du Comité du secours national pour prêter assistance aux populations civiles victimes de la guerre. En 1916, il fonde le Comité national d’études sociales et politiques, où des intellectuels se rassemblent pour éclairer les autorités sur les problématiques d’actualité.

Ces initiatives reflètent la devise de Kahn : « Voir, savoir, prévoir ». Il milite pour la coopération et la communication internationale, convaincu que le dialogue des cultures contribue à la paix universelle.

Les jardins à scènes, reflet d’un monde réconcilié

En 1893, Kahn s’installe à Boulogne-sur-Seine comme locataire d’un hôtel particulier. En 1895, il devient propriétaire et commence à acquérir les parcelles avoisinantes. En 1910, il possède vingt parcelles sur une superficie de quatre hectares.

Sur ce terrain, il crée un jardin d’un genre particulier du XIXe siècle : le jardin à scènes. Les ambiances paysagères se succèdent, chacune évoquant une culture, un pays, un style jardinier différent. Ce jardin fonctionne comme une métaphore végétale de son projet humaniste : réunir dans l’harmonie les diverses traditions du monde.

Le jardin japonais et son village traditionnel témoignent de l’attrait de Kahn pour l’Empire du Soleil-Levant. De retour d’un voyage au Japon, il fait appel à des artistes nippons qui viennent sur place pour dessiner, planter et probablement monter deux maisons venues du Japon en pièces détachées. Dans les années 1990, le paysagiste Fumiaki Takano complète cet ensemble d’un espace contemporain, hommage à la vie et à l’œuvre d’Albert Kahn.

Le jardin anglais adopte le style paysager, avec ses pelouses, ses massifs d’arbustes et son atmosphère romantique. Le jardin français, directement inspiré de l’art des jardins du XVIIe siècle, présente des pelouses régulières et des rideaux d’arbres géométriques. Un verger-roseraie complète l’ensemble, avec des arbres fruitiers taillés en formes architecturales : sphères, serpentins, pyramides.

La forêt vosgienne évoque le paysage natal de Kahn en Alsace, créant un lien avec ses racines. La forêt dorée ajoute une touche d’exotisme avec ses essences rares. Ces différentes scènes végétales illustrent l’idéal de fraternité entre les peuples cher à Kahn, comme l’image même d’un monde réconcilié.

La faillite et la fin d’un rêve

Le krach boursier de 1929 ruine Albert Kahn. En 1932, sa banque est déclarée en faillite. Ses biens sont progressivement saisis et vendus aux enchères en 1933 et 1934. Une partie de la propriété, comprenant les collections de photographies et de films, est achetée par le département de la Seine. Albert Kahn conserve l’usage de sa maison de Boulogne, bien qu’elle ne lui appartienne plus.

En 1937, les jardins sont ouverts au public. Albert Kahn meurt dans la nuit du 13 au 14 novembre 1940, à l’âge de 80 ans, dans sa maison de Boulogne. Il venait de se faire recenser comme juif, suivant le statut récemment promulgué par le régime de Vichy. Il est inhumé sans cérémonie dans une fosse commune au cimetière Pierre-Grenier de Boulogne, avant d’être transféré dans une sépulture individuelle.

Ironiquement, l’homme qui avait consacré sa vie à la recherche de la paix universelle meurt au lendemain de la défaite française, au début de l’Occupation allemande, dans un monde en guerre totale.

Le musée départemental Albert Kahn

Pendant l’Occupation, les collections d’images n’intéressent pas les Allemands. Seules les archives de la Société Autour du Monde, association pacifiste, sont confisquées (et restituées en 2001). En 1968, le nouveau département des Hauts-de-Seine devient propriétaire des jardins et des collections par transfert des biens du département de la Seine.

En avril 1974, Jeanne Beausoleil est nommée conservateur en chef des collections Albert Kahn. Elle constitue une équipe de chercheurs et de techniciens et entame un travail considérable de recherches historiques sur le banquier philanthrope et de restauration des films et plaques photographiques. En 1986, les jardins et collections acquièrent le statut de musée départemental des Hauts-de-Seine.

Après six ans de travaux (2015-2022), le musée rouvre ses portes entièrement rénové. Le nouveau bâtiment de 2300 m², conçu par l’architecte japonais Kengo Kuma, s’intègre harmonieusement aux jardins. Le Département des Hauts-de-Seine investit 60 millions d’euros dans cette rénovation. Avant sa fermeture, le musée accueillait en moyenne 100 000 visiteurs par an.

Luce Lebart, historienne de la photographie

Luce Lebart, auteure de ce livre, est historienne de la photographie et commissaire d’exposition. Née à Asnières-sur-Seine, elle étudie à l’École nationale supérieure de la Photographie. Elle consacre son travail à la reconnaissance de collections photographiques oubliées et à leur histoire.

Elle a été responsable des collections visuelles aux Archives départementales de l’Hérault, directrice des collections de la Société française de photographie (2011-2016), puis directrice de l’Institut canadien de la photographie (2016-2018). Elle est actuellement chercheuse pour la collection Archive of Modern Conflict.

Ses recherches portent sur la photographie d’archive, l’histoire des techniques et les pratiques scientifiques et documentaires de l’image. Elle a été commissaire de nombreuses expositions aux Rencontres d’Arles (2012, 2014, 2015, 2016), au musée des Beaux-Arts du Canada, à Foto/Industria (Bologne), et au musée Albert-Kahn lui-même (exposition « Natures vivantes » en 2024).

Parmi ses publications figurent « Une histoire mondiale des femmes photographes » (co-dirigée avec Marie Robert, Textuel, 2020), « Les Grands Photographes du XXe siècle » (Larousse, 2017), « Inventions 1915-1938 » (RVB Books/CNRS, 2019) et « Les Silences d’Atget » (Textuel, 2016). Cette expertise fait d’elle une auteure particulièrement qualifiée pour présenter l’œuvre photographique d’Albert Kahn.

Un livre pour découvrir un trésor méconnu

Le livre de Luce Lebart offre une introduction accessible à l’œuvre d’Albert Kahn et au musée qui la conserve. Richement illustré d’autochromes et de documents d’archives, il permet de découvrir ces images remarquables dont le passé « rejaillit sous nos yeux dans les couleurs lumineuses des autochromes et le mouvement des films ».

L’ouvrage présente également les jardins du musée, véritable écrin végétal exceptionnel qui participe pleinement du projet de Kahn. Ces jardins à scènes multiples, classés monuments historiques depuis 2015, constituent un élément essentiel pour comprendre la vision humaniste du banquier philanthrope.

Le format Découvertes Gallimard Hors série, avec son iconographie abondante et ses textes synthétiques, permet d’appréhender cette œuvre complexe sans se perdre dans les détails. Le livre fonctionne à la fois comme une biographie d’Albert Kahn, une présentation des Archives de la Planète et un guide du musée.

Pour les lecteurs fascinés par l’histoire de la photographie, la philanthropie humaniste ou simplement curieux de découvrir ce lieu unique aux portes de Paris, ce livre constitue une porte d’entrée idéale vers l’univers d’Albert Kahn et son rêve d’harmonie entre les peuples.

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